– L’Europe piégée par le rouble
Paul H. Dembinski – Directeur de l’Observatoire de la finance
Publié: 31.03.2022, 12h16
Voici que la guerre en Ukraine est entrée dans son deuxième mois. La mise en place des sanctions se poursuit avec, parfois, des retournements de situation inattendus. Après avoir coupé la Banque centrale russe de l’accès à ses réserves déposées auprès des institutions privées et publiques occidentales et avoir exclu un certain nombre de banques russes du système de paiements interbancaires Swift, les pays importateurs de l’énergie russe ont été enjoints récemment par Poutine en personne de payer dorénavant leurs factures en roubles. Le 28 mars, réunis en visioconférence, les ministres du G7 ont rejeté cette demande en la qualifiant de contraire aux stipulations des contrats correspondants.
L’injonction russe du 24 mars appelle trois remarques. La première concerne le risque qu’ont pris les officiels européens, notamment allemands, à mettre publiquement en avant leurs réticences à se couper des exportations russes pour cause de dépendance énergétique. Cette vulnérabilité dramatisée lors des sommets européens a, sans aucun doute, atténué la fermeté de la position européenne en la matière. Non seulement depuis des décennies, en toute naïveté géopolitique, l’Allemagne s’est laissé prendre dans les filets de gazoducs tissés par la stratégie russe de long terme, mais encore elle a accentué sa dépendance en décidant, en 2011 après Fukushima, de sortir du nucléaire. Processus qui devait initialement se terminer en 2022. Probablement que, sous la pression des événements actuels, la coalition au pouvoir à Berlin sera encline à revoir ce point de son programme de gouvernement.
La deuxième remarque porte sur le manque d’imagination de l’Occident quant à la réaction russe face aux premières vagues de sanctions. Ainsi, les Occidentaux sont restés enfermés dans l’idée que le besoin de la Russie de dollars et d’euros était plus aigu que la dépendance de l’UE par rapport au gaz russe. Ils sont donc pris pour acquis que le Kremlin était à leur merci et qu’il attendrait, passivement et le cœur battant, l’issue des sommets européens successifs. La décision russe de renverser les rôles et d’exiger les paiements en roubles a, par conséquent, sans doute fait souffler un vent de panique à Berlin et Bruxelles. Aujourd’hui, il est en effet parfaitement plausible d’envisager que la Russie ferme le robinet du gaz si l’Europe ne se plie pas à son exigence d’aligner les roubles.
Troisième remarque enfin, l’exigence russe de payer en roubles est aussi un camouflet symbolique. En effet, elle obligerait les acheteurs occidentaux du gaz à échanger leurs euros ou dollars en roubles auprès des banques russes, lesquelles agiraient comme des succursales de la Banque centrale faute de liquidités. Or, ce sont justement ces mêmes banques – publiques et privées – que les premières vagues de sanctions cherchaient à couper du système international.
Depuis un mois, le marché du rouble a été, et c’est un euphémisme, perturbé jusqu’à la suspension de la cotation internationale du rouble, l’excès de vendeurs ayant poussé le taux de change de l’euro en très peu de temps de 90 roubles à près de 150. Si, du jour au lendemain, les acquéreurs du gaz russes venaient à vouloir acheter des roubles, la Banque centrale russe aurait beau jeu de prendre sa revanche et inversant – quasi arbitrairement – la tendance sur le «marché» des changes qu’elle serait en mesure de manipuler. L’ultimatum de la Russie est donc, pour l’Europe, une amère leçon en matière d’interdépendance économico-financière, qualifiée aussi de globalisation. La seule sortie possible de cet imbroglio est la diminution radicale et quasi immédiate de la dépendance par rapport à l’énergie russe. Il aurait mieux valu y avoir pensé plus tôt.
Directeur de l’Observatoire de la finance
Publié: 31.03.2022, 12h16
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